Pendant que la Turquie commençait à se soulever contre l’état des choses au parc Gezi de (Res)Istanbul, les populations d’Europe continuaient à refuser les mesures d’austérité. Europe que veut d’ailleurs toujours rejoindre le gouvernement néolibéral turc, pour des raisons ont probablement à voir avec l’agrandissement des marchés et la fluidité de la main-d’œuvre, ces fantasmes des chantres du capital.
« Contre la troika, lutte, lutte et solidarité ! »
Avaient donc lieu le 1er juin des manifestations dans toute l’Europe contre la Troika, ce puissant triangle de pouvoir formé par la Banque centrale europénne, le Fonds monétaire international et la Commission Européenne. C’est cette triangulation qui impose avec le concours des gouvernements locaux les mesures d’austérité et de redressement fiscales et budgétaires. Plus de 80 villes1 ont en effet tremblé sous les pas des « peuples unis contre la Troika », qui en appellent au non-paiement des dettes publiques, à la sortie de la zone euro et à la démission des gouvernements nationaux ayant implanté ces mesures, dont celui de Mariano Rajoy en Espagne.
En Espagne, justement, la situation est à ce point catastrophique que le désespoir et la colère ne cessent de grandir. En effet, on parle d’aujourd’hui de plus de 6,2 millions de chômeurs dans un pays qui compte environ dix fois plus d’habitants2. Les expulsions de logement se poursuivent, conduisant certaines personnes à se suicider3, ou poussant des mères de famille à s’enchaîner dans une succursale de la CatanlunyaCaixa pour éviter la dissolution de leur hypothèque4. Bref, c’est la merde. Les pensions sont coupées drastiquement, les services de base aussi. On me dit que les soupes populaires d’églises n’ont rarement autant fonctionné.
Au bout de la Rambla, la Plaça Universitat s’est remplie tranquillement d’une masse humaine qui formera un décent cortège d’environ 7 000 personnes. Je suis étonné par le fait qu’il n’y ait pas au moins 100.000 personnes : peut-être est-ce la déformation, d’un point de vue nord-américain, sur les mobilisations européennes, qu’on s’imagine gigantesques, peut-être parce que pris dans ce souvenir de l’occupation des places de 2011. Alors, j’ai demandé ce qui se passait. F., porte-parole des iaioflautas, ce groupe de personnes âgées mobilisées pour « obtenir une vie meilleure pour leurs enfants »5, m’explique qui « si tu demandes à des gens dans la rue qu’est-ce que la troika, la plupart ne sauront pas quoi répondre ». En effet, le Corte Inglès, l’immense magasin à étages qui domine Plaça Catalunya, est plein, et nombreux sont les badauds qui regardent passer la manifestation avec détachement. Mais peut-être aussi que ce sont des touristes.
N’empêche, eux, les iaioflautas, nés dans les journées du 15-M de 2011, savent. Beaucoup d’entre eux furent d’anciens résistants et résistantes au franquisme. De manière inopinée, la dame qui est au porte-voix s’engage dans un long slogan ridiculisant la famille royale espagnole. En effet, l’étrange visage refait de Letizia, princesse d’Asturies, fait peur. Elle représente, dans son regard même, cette indifférence bourgeoise devant la misère du monde, alors que les « irrégularités » dans les comptes des services publics continuent de s’accumuler6. En Espagne, monarchie, fascisme et néolibéralisme forment un continuum.
Quelqu’un d’autre, du groupe socialiste enlluita, m’explique que ce sont surtout des groupes qui sont représentés aujourd’hui, plus que des individus. Apparemment, dans la manifestation, on en aurait dénombré plus de 40, surtout reliés à l’éducation, à la culture et à la santé7. En effet, les contingents, étaient serrés. Des jeunes, des moins jeunes, des personnes âgées, toutes les générations étaient représentées : des groupes nationalistes de gauche qui font de l’indépendance catalane la solution à l’état des choses aux anarcho-syndicalistes de la CNT, la Plataforma pel Dret a la Salut et la Coordina Laboral de Centres Sanitaris de Catalunya, en passant par les syndicats bureaucratiques et réformistes (CCOO et UGT) que beaucoup détestent. Dans les discours, les gens disent vouloir dépasser les guerres de clochers et d’idéologies et former des coalitions vastes pour s’attaquer à cette architecture du pouvoir qui gâche leur vie. Sauf que pour beaucoup, il y a des limites, et l’association aux syndicats trop proches des partis en est une.
« Contre l’Europe du capital, grève, grève générale ! ».
C’est davantage cette direction que celle de la négociation que semble prendre la manifestation. Le siège de la Deutsche Bank se fera d’ailleurs couvrir de peinture rouge au courant de la marche.
À plusieurs reprises pendant la manifestation, en passant devant des mossos d’esquadra, la police catalane, la foule crie : « Ils sont des mercenaires, pas des fonctionnaires ! ». D’un point de vue montréalais, les mossos sont plutôt tranquilles en ce beau samedi. Apparemment, la répression fut féroce dans les derniers mois et ils auraient besoin de relâcher la gachette un moment pour redorer leur image. D’ailleurs, la semaine dernière, les pompiers ont affronté physiquement les mossos à Barcelone. C’est que les pompiers refusent d’effectuer les expulsions de logements, tâche dont la police s’accomode très bien. Les premiers ont installé des bannières sur leurs casernes où il est inscrit : « Sauvons les gens, pas les banques ! ». Cela leur a valu la répression des seconds.
« Sans peur ! Sans peur ! », scande la foule !
« L’unique terroriste, c’est le capitaliste ! ».